Un autre numérique est possible pour la France.
TRIBUNE. En matière de numérique, la France et l'Europe doivent s'émanciper de l'Amérique et de sa Silicon Valley. La vision de l'entrepreneur Tariq Krim.
Un certain Lénine a écrit qu'« il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent ». En quelques semaines, la pandémie de coronavirus a pris par surprise des pays européens peu préparés à accélérer brutalement la cadence de la numérisation de nos sociétés : administrations, élèves et entreprises ont dû apprendre, parfois pour la première fois, à collaborer de manière entièrement numérique.
Nous avons découvert ensemble que le logiciel de la maison France tournait aujourd'hui sur de grandes plateformes numériques américaines. Amazon, Zoom, WhatsApp, Netflix, Facebook, Instagram, ou encore Microsoft Teams sont devenus les principaux outils de notre quotidien. À un point tel que nos réseaux numériques, dont on nous répétait à l'envi qu'ils étaient parmi les meilleurs du monde, n'arrivaient plus à soutenir la charge. Cela, au point que le gouvernement a demandé à Netflix, YouTube et autres plateformes gourmandes en bande passante de fournir aux Français des vidéos en basse résolution…
Jamais dans son histoire la France n'a été aussi dépendante. Et ce, malgré les importants investissements de ces dernières années ainsi qu'un savoir-faire technique reconnu dans le monde entier. En voulant copier à tout prix la Silicon Valley, sans comprendre que le monde numérique américain n'a pas été conçu pour avoir des concurrents, nous nous retrouvons 10 ans après le grand emprunt et les milliards d'euros de la French Tech dans une impasse économique, fiscale et politique.
Pris en tenaille entre l'Amérique antieuropéenne de Trump et la Chine autoritaire, qui se définit désormais comme une puissance numérique conquérante, la place de l'Europe dans ce nouveau monde n'est plus assurée.
La question du devenir numérique de la France et de l'Europe est désormais une question existentielle : devons-nous continuer à soutenir l'hypercroissance des grandes plateformes numériques (Gafam), où l'accumulation des données l'emporte sur l'éthique et la valeur des individus ? Ou faut-il, au contraire, inventer un autre numérique en phase avec la nécessaire transition écologique, capable d'inclure l'ensemble des citoyens, et surtout qui corresponde à la vision singulière que nous Européens, et tout particulièrement nous Français, avons du monde ?
Il faudra mettre en place une politique industrielle ambitieuse.
Il est encore possible de reprendre la main, mais il faudra mettre en place une politique industrielle ambitieuse, volontariste, et savoir l'exécuter sans avoir peur de s'éloigner des dogmes de la Silicon Valley qui montrent aujourd'hui leurs limites.
La première des priorités doit être celle de la souveraineté numérique. Il ne s'agit pas d'un but en soi, mais d'une composante essentielle dans nos décisions alors que des pans entiers des données des services régaliens dans l'économie, le renseignement, les transports, l'énergie ainsi que dans la santé et l'éducation sont confiés à des entreprises extraeuropéennes. Comme nous l'avons vu pour l'hébergement de données de santé avec le Health Data Hub, pour lequel le gouvernement a choisi Microsoft.
Créer une « task force » réunissant l'ensemble des régulateurs compétents sur la question des plateformes numériques. Elle permettrait de mettre en œuvre une véritable coopération stratégique entre ces régulateurs afin de réunir les meilleurs spécialistes au sein de l'État dans chaque domaine (technologies, sécurité, fiscalité, droit de la concurrence…).
Soutenir l'industrie européenne de l'hébergement des données et des logiciels libres. Il faut soutenir par la commande publique la mise en place d'une offre de service compétitive en matière d'hébergement des données. Le potentiel de ce secteur est considérable en France et c'est la synergie entre hébergement et logiciels libres qui nous permettra de reprendre un leadership qui reste à portée de main.
Mettre en œuvre une transition numérique soutenable et éthique qui combine transition numérique et transition écologique. La France doit aussi bâtir des services publics numériques exemplaires à l'échelle internationale. Si l'Estonie est connue pour avoir été l'un de premiers pays à avoir numérisé ses services publics, la France doit devenir le premier État à mettre en avant des services numériques qui associent minimisation de l'usage des données, hébergement localisé en France, usage des technologies du Web ouvert et des logiciels libres.
Réorienter la feuille de route du financement public de la French Tech. L'État doit donner l'exemple et flécher les aides publiques directes et indirectes en faveur d'acteurs dont le modèle économique ne repose pas sur les grandes plateformes américaines avides de nos données. Il n'est plus acceptable que la ressource fiscale soit utilisée pour promouvoir une vision contraire à nos intérêts et nos valeurs.Comme le font les États-Unis, la Chine ou encore l'Inde, il sera crucial de définir la liste de nos actifs numériques stratégiques.
Sortir du mythe des licornes pour favoriser le développement d'un terreau de PME et d'ETI. Face à la crise du Covid-19 et à la guerre froide technologique entre États-Unis et Chine, le rôle de l'État n'est pas de maintenir des valorisations de start-up qui ne sont pas en adéquation avec la réalité du marché mais d'aider à faire croître des entreprises solides et pérennes, capables de développer leurs activités à l'international. Pour cela, il faut encourager la fusion avec d'autres acteurs européens du même secteur afin de bâtir des géants mondiaux.
Inclure l'ensemble des « travailleurs du clic » dans notre pacte social. Le travail non ou peu qualifié a explosé avec les plateformes numériques. Ces emplois sont les grands oubliés de notre transition numérique, au point d'être devenus la variable d'ajustement de ces sociétés. Il est indispensable de « réhumaniser » ce secteur et de s'assurer que ces nouveaux travailleurs du numérique disposent des mêmes protections sociales que le reste de la société.
La transition numérique est un saut vers l'inconnu, une prise de risque nécessaire face à des acteurs qui sont loin d'avoir nos intérêts à cœur. Dans les années à venir, la France et l'Europe doivent mener un travail de fond pour imprimer leur marque sur l'écosystème technologique. Et non pas, comme cela a été trop souvent le cas, copier médiocrement des concepts venus d'outre-Atlantique en espérant que, par une improbable magie, ils deviendront la solution à tous nos problèmes.
Un autre numérique est possible, inventons-le ensemble !