Face à la militarisation croissante de l’Internet, il est urgent d’investir dans la résilience de nos infrastructures numériques.
Nous avions dix ans pour construire la souveraineté numérique de la France et la préparer au monde de demain, celui de la fragmentation et de la militarisation de l'Internet. Un monde où la déglobalisation compliquera l'accès aux composants technologiques nécessaires pour faire fonctionner le pays. Un monde où accepter la protection des États-Unis dans le domaine numérique nous obligerait, faute de véritable infrastructure indépendante, à ne faire que de mauvais choix économiques et politiques à l'image du deal « Données personnelles contre Gaz » initié l'année dernière par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Il nous reste dix ans pour mettre en place la résilience numérique de l'Europe, colonne vertébrale de nos échanges commerciaux ainsi que de notre vie citoyenne et culturelle.
La souveraineté numérique est un combat légitime, mais déjà dépassé par la situation géopolitique actuelle. Après la création d'un réseau mondial, puis son accaparation par quelques acteurs, nous entrons dans le troisième acte de l'histoire de l'Internet, marqué par un risque de fragmentation et d'instabilité. L'Internet ouvert, qui aura été pendant trente ans une source extraordinaire de croissance économique, laisse place à un réseau balkanisé et militarisé auquel nous ne sommes pas préparés. Nous avions pourtant une décennie pour faire de l'Europe et de la France le phare de l'Internet où il fait bon vivre. Mais au lieu de soutenir cette « troisième voie numérique », nous n'avons fait que louer, au sens propre et figuré, les technologies issues de la Silicon Valley.
Linux, MP3, MySQL… des inventions européennes
Le logiciel aurait dû être notre première ligne de défense. Il y a cinquante ans, François Gernelle inventait le micro-ordinateur et dans les décennies qui suivirent, les grands groupes français et européens allaient dominer le monde des télécoms, des réseaux, du mobile et de l'électronique grand public. L'arrivée de l'Internet basée sur des réseaux et des logiciels ouverts a fait naître un nouvel environnement technologique. La Silicon Valley est la seule région du monde qui accepta de prendre le risque de commercialiser une nouvelle génération de produits basés sur ces technologies. En Europe, les dirigeants des grands groupes aidés des politiques allaient tout faire pour les saborder et tenter d'imposer des alternatives propriétaires. Le destin numérique de l'Europe est alors scellé.
C'est l'Europe qui invente le Web, mais ce sont les États-Unis qui commercialiseront Netscape, le premier navigateur Web. Il ouvre la voie à la plus grande création de valeur de l'histoire de l'humanité. Linux, le moteur du Cloud, a été créé en Finlande, mais ce sont Google, Amazon et Facebook, Microsoft et les plateformes chinoises qui en profiteront vraiment. Face aux informaticiens et développeurs de la Silicon Valley, nous n'avions chez nous, aux manettes, que des politiques, des juristes ou des communicants. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas su faire émerger la filière logicielle que nous méritions. La plupart des politiques continuent d'ignorer que Linux, MySQL, Python, IRC, le Mpeg et le MP3, ainsi que bien d'autres briques fondamentales du Web moderne, ont été inventées en Europe, voire en France. C'est une des raisons pour lesquelles les investissements européens ont longtemps ignoré les créateurs de technologie Web et préféré financer de grands groupes qui n'ont jamais rien délivré. Une doctrine qui est toujours d'actualité.
La politique de financement des start-up européennes continue directement ou indirectement à renforcer nos dépendances à la stack technique des Gafam. Un « loyer » exorbitant qu'il est difficile d'ignorer dans notre balance commerciale. Le débat que je tente d'initier depuis dix ans entre le financement d'une infrastructure d'émancipation, c'est-à-dire un ensemble de briques souveraines dans lesquelles nous pourrions puiser, et celui d'une « start-up nation » addicte aux grandes plateformes, prend une nouvelle importance avec la suite ininterrompue de crises qui nous frappent. La crise du Covid, de l'énergie, l'inflation et la remontée des taux ont montré l'extrême fragilité des start-up européennes à la conjoncture internationale. Selon le fonds d'investissement Atomico, c'est déjà plus de 400 milliards de dollars de valorisation qui auraient disparu en fumée en 2022.
L'Europe est plus que jamais vulnérable
L'invasion de l'Ukraine par la Russie et le risque d'embrasement du cyberespace européen met à nu notre sous-investissement chronique sur la sécurisation de nos infrastructures essentielles, notamment les câbles sous-marins. Si la France dispose de sa propre réponse militaire en cas de conflit conventionnel, sur le numérique elle pourrait, comme l'a fait l'Ukraine, être obligée de demander la protection des Gafam. L'argent déployé en urgence pour protéger nos hôpitaux et nos services attaqués quotidiennement ne suffira pas pour couvrir les immenses besoins en la matière. L'autre sujet dont on parle peu, c'est celui de la balkanisation du réseau, le fameux Splinternet. Invité par les organisateurs de la conférence DLD, qui réunit chaque année avant Davos les principaux acteurs du numérique, j'ai décidé dans ma présentation d'aborder la question des conséquences d'une telle fragmentation sur nos économies déjà fragiles.
Ma théorie est que si la Chine, la Russie et d'autres autocraties décident de construire leur propre réseau incompatible avec le nôtre, alors l'Europe n'aura pas d'autre choix que de se jeter dans les bras des États-Unis et de leur céder le contrôle opérationnel du principal moteur de notre croissance : un réseau Internet libre et ouvert. Le risque est à la fois économique et culturel. En laissant les algorithmes des réseaux sociaux diluer nos spécificités culturelles, nous courons également le risque de perdre le contrôle de nos propres narratifs.
Quel avenir pour les démocraties européennes dans des plateformes où la désinformation et la polarisation sont toujours, cinq ans après l'affaire Cambridge Analytica, un problème technique insoluble ? Quelle capacité de résister face à une forme de colonisation idéologique par les nouveaux modèles d'intelligence artificielle instanciée aux États-Unis ? Il suffit déjà de voir comment les gigantesques bases d'apprentissage des nouveaux services d'intelligence artificielle de type ChatGPT produisent à travers leurs réponses les modes de pensée et les éléments de langage anglo-saxons.
Quel plan B ?
Une chose est certaine. L'Internet que nous avons toujours connu n'existe plus. Si la Chine s'est isolée de l'Internet occidental il y a 26 ans, ce sont aujourd'hui 35 pays qui ont bloqué partiellement ou complètement l'accès au réseau. Pour les dix prochaines années, la première des choses est de s'assurer de la continuité des services numériques essentiels dans le cas où l'Internet mondial viendrait à se dégrader. Alors que la situation numérique de l'Ukraine les oblige à se connecter dans certaines régions à Starlink, le réseau satellitaire privé d'Elon Musk, nous avons cédé notre propre solution de connectivité satellitaire aux Indiens. En cas de crise majeure de la connectivité, quel est notre plan B ?
Les crises des démocraties européennes, renforcées par la polarisation des débats sur les réseaux sociaux, les conséquences du changement climatique sur la mondialisation et désormais une potentielle crise de l'Internet semblent jouer en notre défaveur. L'Europe pourrait être l'une des grandes perdantes de cette nouvelle reconfiguration du monde. Sauf si nous nous préparons.
Car ce défi est aussi une opportunité pour l'Europe si nous décidons de changer de cap et de prendre notre destin en main. Une grande partie des logiciels de la nouvelle évolution du réseau sont créés en Europe : le Edge computing, IA à faible besoin de calculs, conception de puces ouvertes et une nouvelle offre de logiciels libres capable de nous émanciper des Gafam. Il y a aussi des projets à long terme comme l'informatique quantique, mais la bataille du réseau se joue maintenant. Les munitions techniques sont à notre disposition. Saurons-nous les utiliser ?
À LIRE AUSSISuprématie des Gafam : « Un iceberg, ça se renverse » Face au principe de réalité, la véritable bataille est idéologique. Les dirigeants européens et français n'ont ni vision ni volonté politique. La peur de l'inconnu les paralyse. Pendant que les États-Unis ouvraient l'Internet au monde en 1993, la priorité de l'Europe était le diesel propre. Trente ans plus tard, à la veille d'un risque de fermeture du réseau des réseaux, est-ce que les développeurs des technologies de résilience auront enfin l'oreille des politiques et le soutien financier qu'ils réclament ?
Où est-ce que les milliards d'euros des plans d'investissements européens et français continueront d'être déversés dans un futur qui n'existe plus ? Déplacer l'Europe du siège passager au siège conducteur, se traduit par la volonté de construire un monde numérique plus apaisé, moins consommateur en ressources énergétiques et plus respectueux de notre attention. C'est aussi une opportunité pour changer la direction « idéologique » du réseau. Car nous ne sommes pas les seuls « spectateurs » du combat dantesque que se livrent la Chine et les États-Unis pour la domination du réseau.
L'Inde, le Brésil, le Nigeria, l'Indonésie, la Malaisie et un ensemble de pays non alignés représentant près de deux milliards d'internautes seront attentifs à ce que nous saurons mettre en œuvre.