🟢 Souveraineté numérique (1960-2022)

Une occasion manquée ?

La France était l’un des rares pays Européens à pouvoir se doter d'une politique de souveraineté en matière de numérique.

Malheureusement, en 15 ans, nous sommes devenus très dépendants d’une infrastructure numérique que nous ne contrôlons ni économiquement, ni technologiquement, ni culturellement.

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Au départ, nous n’étions qu’une poignée à nous en inquiéter.


Je me suis impliqué dans ce combat à cinq reprises :

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Au début des années 2000 lors de la bataille du MP3 en m’opposant aux grandes plateformes de musique en ligne qui voulaient enfermer la culture européenne dans leurs technologies propriétaires.
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En tant qu’entrepreneur, en concurrence frontale avec mes startups Netvibes et Jolicloud face à Google. J’étais aux premières loges de la naissance des GAFAM et témoin du soutien passif des politiques à ces derniers au nom de la modernité.
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En inspirant la création d’un eG8 (2011) en marge du G8 présidé par Nicolas Sarkozy et en imposant des entrepreneurs européens sur les panels qui étaient initialement dédiés exclusivement aux acteurs de la Silicon Valley.
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En tant que Vice-président du Conseil National du Numérique, et parallèlement dans le cadre d’une mission de préfiguration de la French Tech (2013) qui m’avait été confiée par le Premier ministre et la Secrétaire d'État au numérique Fleur Pellerin.
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J’avais mis en avant dans cette étude une politique d’innovation basée sur la promotion des développeurs, l’émancipation par le logiciel et la souveraineté numérique. La ministre suivante, Axelle Lemaire, s’en est fortement inspirée pour la création du Visa Pass French Tech et la création d’une direction du numérique (Dinum).
5️⃣
En alertant sur le choix fait par le Health Data Hub, juste avant la crise sanitaire (2019), de choisir le Cloud de Microsoft soumis aux lois extraterritoriales.
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Avec la publication d’un essai « Lettre à ceux qui veulent faire tourner la France sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre », j’ai tenté juste avant l’élection présidentielle d’ouvrir le débat sur la question du choix des hébergements pour les services critiques de l’État.

J'ai également publié un article dans les Annales des Mines.

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Mes essais sur la souveraineté numérique ont eu beaucoup de succès. Ils seront republiés par les Éditions Cybernetica.

Sortir de la naïveté

Longtemps taboue, la souveraineté numérique est désormais sur toutes les lèvres.

Il faut dire que l'élection de Trump et son discours anti-européen et anti-OTAN, la guerre froide technologique entre les États-Unis et la Chine, la crise du Covid ou la guerre en Ukraine ont révélé des divergences d’intérêts et de valeurs importantes entre l'Europe et le reste du monde, mais aussi entre pays européens.

Pour le gouvernement français, continuer à ignorer la question de la souveraineté numérique dans un tel contexte géopolitique n'était plus tenable.

Sortir de la caricature

Contrairement à ce qui a souvent été affirmé, défendre l’idée d’une souveraineté numérique ne veut pas dire être anti-européen ou anti-GAFAM.

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Pourtant, il existe en Europe une centaine d’entreprises qui ont construit les briques nécessaires pour proposer une alternative : la stack d’émancipation. Mais par facilité, les États préfèrent utiliser les briques technologiques américaines et chinoises.
En Europe et en France, nous avons alloué beaucoup d’argent public qui bénéficie aux plateformes américaines et chinoises à travers des projets de recherches. Nous leur avons ouvert sans contraintes nos marchés intérieurs. L'inverse est rarement vrai.
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Nous devrions plutôt créer les conditions qui permettent à l’ensemble des acteurs publics et privés de nous fournir ces capacités technologiques d’émancipation. C’est vrai pour le Cloud, mais aussi pour l’intelligence artificielle et le Edge computing.

Dans un monde géopolitiquement incertain, nous aurons besoin de nous assurer que nous contrôlons les fondations numériques qui font tourner nos États.

Il est important que le numérique soit au même niveau de criticité que les questions de souveraineté énergétique, alimentaire, militaire et industrielle. Une forme de retour aux sources.

Revenir aux origines de la souveraineté numérique

Voulu par Jean Jacques Servan Schreiber, le Centre mondial de l’informatique (1983) a permis à une génération de jeunes français (dont moi) de découvrir l’informatique version MIT.

1983) à permis à une génération de jeunes français (dont moi) de découvrir l’informatique apprise au MIT.

La volonté de souveraineté numérique  s’inscrit dans une histoire française du numérique souvent mal connue ou caricaturée. Il est pourtant important de la connaître pour prolonger son héritage et la vision singulière du numérique français.

Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le plan Marshall conditionne économiquement la reconstruction de l’Europe, deux pays, la France et l’Angleterre, décident de s’émanciper des restrictions imposées par les États-Unis pour développer leur propre filière informatique.

Ces deux pays l’ont bien compris : sans ordinateur, il ne leur sera pas possible de construire une bombe atomique. Et sans dissuasion nucléaire, il aurait été probablement impossible pour la France de peser au niveau international en pleine Guerre Froide.

L’informatique est une technologie duale.C’est l’investissement militaire qui finance la R&D (le programme Apollo et ses besoins en miniaturisation ont accéléré le développement des microprocesseurs). C’est la demande folle en puissance de calcul de la NSA (la très secrète agence américaine) qui a fait progresser de manière considérable les super ordinateurs. Cela permettra aux États-Unis de bénéficier de ces avancées pour entériner leur domination économique dès les années soixantes.

Création de l’INRA future INRIA (1967)

Mais la France n’est pas en reste. Elle est considérée comme l’une des nations les plus avancées en matière d’industrie informatique, mais elle a besoin d’ordinateurs plus avancés. Ce sera la raison d’être du plan calcul. Un plan qui sera arrêté brutalement par Giscard d’Estaing qui préférera soutenir quelques grands patrons d’entreprises privées qui souhaitent s’allier avec des sociétés américaines.

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Il faut relire le livre French Ordinateur qui retrace cette période.

Il y aura pourtant de nombreuses retombées positives comme le premier micro-ordinateur inventé par François Gernelle. Il y aura aussi des expérimentations faites très tôt sur l’ARPANET par des ingénieurs Français. 

Hélas, de manière constante, ces avancées seront toujours mises à mal, voire stoppées par certains acteurs au sein de l’État français.

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Par idéologie : dès les années 70, en ne choisissant pas CYCLADE, l'architecture décentralisée de Louis Pouzin (qui deviendra la base de l’Internet aux États-Unis) et lui préférant un modèle centralisé et propriétaire (X25) pour équiper le Minitel, et en acceptant du bout des doigts et que très tardivement le Web.
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Par manque d'ambition : à la fin des années 90, en refusant de soutenir Linux, pourtant inventée en Europe et très populaire chez les développeurs français, lui préférant les partenariats entre les SSII et les grands acteurs de logiciels américains pour construire notre informatique d’État.
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Par facilité : Malgré la controverse sur l’hébergement des données de santé (Health Data Hub), il se fait sur le cloud de Microsoft. Comme une grande partie des startups de la French Tech.
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Le Cloud de Confiance : depuis 2021 et la directive Cloud au Centre, le gouvernement n’interdit plus aux grandes plateformes américaines d’héberger les données sensibles, mais elles devront le faire en créant des joint-ventures avec des acteurs français et dans le respect de la norme dite Sec Num Cloud. Une décision qui désavantage forcément la filière locale du cloud.

Quel avenir pour la souveraineté numérique ?

La guerre en Ukraine et les nouvelles tensions géopolitiques ont accéléré la militarisation et la fragmentation de l’Internet. Elles ont aussi clarifié les allégeances des grandes plateformes numériques américaines et chinoises à la politique étrangère de leur pays d'origine.

La couverture de The Economist consacrée à la guerre froide technologique.

Le contexte oblige l’Europe à jongler simultanément entre trois stratégies : au niveau de l’OTAN, au niveau de l’Europe et au niveau des intérêts de chaque nation.

  • Ces stratégies ne sont pas forcément convergentes, même si les gouvernements tentent de les articuler du mieux possible.
  • Dans ce contexte, il va falloir repenser la défense des citoyens, des entreprises et des intérêts vitaux des États. Cela nécessite de nouvelles stratégies numériques et une politique active de résilience.
  • En cas de guerre numérique, le réglementaire ne fonctionne pas, il devient un frein. Il faut donc s’assurer que nous aurons les compétences techniques  et un plan B en cas de défaillance du réseau mondial (sabotage de câbles sous-marins ou satellites par exemple).

Ces nouveaux défis, auxquels nous allons devoir faire face, sont inédits dans l'histoire de l’internet.

A lire aussi :

🟢 Souveraineté numérique (2023)
Une mise à jour de ma réfléxion sur la loi SREN en 2023.
Comment la France s’est vendue aux GAFAM ?
1er Volet de ma Trilogie sur la souveraineté numérique parue dans Le Point.
🟢 Lettre à ceux qui veulent faire tourner la France sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre.
Deuxième volet de ma trilogie sur la souveraineté numérique.