đą Pourquoi la tech française va droit dans le mur (2Ăšme partie)
Une inquiétude croissante
Je suis trÚs inquiet et de plus en sceptique sur la stratégie numérique de la France (informatique, cloud, IA, et cybersécurité).
Nous avions tous les atouts pour devenir un acteur majeur et nous avons construit Ă la place un chĂąteau de sable. Avec le krach boursier qui a fait chuter les valeurs technologiques, nous nâavons plus le droit Ă lâerreur.
En cas de retournement brutal du secteur, nous serions extrĂȘmement fragilisĂ©s et exposĂ©s, bien plus quâaux Ătats-Unis oĂč une grosse purge de 800 milliards de dollars de valeur ces derniers jours nâa pas altĂ©rĂ© les fondations du modĂšle tech.
L'Europe et la France sont dans une situation fragile
Ce nâest pas la mĂȘme chose pour ce cĂŽtĂ©-ci de l'Atlantique. Les consĂ©quences seraient catastrophiques.Â
Les Big Tech, sous pression des investisseurs dâaugmenter leurs revenus, ont un moyen simple pour le faire : provoquer une inflation du prix de la tech en Europe.Â
Lâimpact sur notre vie quotidienne sera dâautant plus important (imaginez vos services de streaming prĂ©fĂ©rĂ©s ou votre back-up cloud augmenter de 30 %) que nous nâavons aucune alternative. Jâai dĂ©couvert rĂ©cemment que Canal Plus, autrefois leader incontestĂ© du dĂ©codeur, sâappuie dĂ©sormais sur lâApple TV pour sa distribution.
LâĂ©conomie française nâest pas prĂ©parĂ©e Ă une telle hausse. Il suffit de voir la mauvaise surprise des grandes entreprises quand elles ont vu le prix des licences VMware exploser sans prĂ©avis, mettant en pĂ©ril leurs budgets informatiques.Â
Il semble Ă©vident que le cloud et l'IA vont suivre le mĂȘme chemin. Traire la vache Ă lait europĂ©enne nâest pas un bug mais une feature.
Le marché des licornes européennes et françaises va lui aussi souffrir.
Aucune banque d'affaires ne souhaite introduire une startup au NASDAQ Ă moins de 40 milliards de valo â cela Ă©limine un grand nombre dâentre elles (y compris toutes les startups françaises).
Les acquisitions de taille importante (Figma) sont bloquĂ©es aux Ătats-Unis par Lina Khan Ă tel point que lâon achĂšte et dĂ©guise des acquisitions de startups en recrutement de talents (Inflection AI chez Microsoft, Character AI chez Google).
Avec les investisseurs Ă©trangers qui ont dĂ©laissĂ© la France sauf pour lâIA, un crash de plusieurs licornes de la French Tech semble dĂ©sormais inĂ©vitable, sauf nouveau sauvetage de derniĂšre minute du gouvernement. Un sauvetage qui serait difficile Ă justifier politiquement vu la situation Ă©conomique de la France.
Jâai profitĂ© des JO pour parler avec des amis entrepreneurs amĂ©ricains. Ils confirment mes craintes : lâEurope est vue comme une vache Ă lait dirigĂ©e par des gens qui ne connaissent rien Ă la Tech et qui achĂštent au prix fort, et ce malgrĂ© des ingĂ©nieurs excellents.Â
Le moment de vĂ©ritĂ© pour l'IA gĂ©nĂ©rative aux Ătats-Unis
Ce Flash Crash de la Tech US se traduit diffĂ©remment selon quâon sâappelle les Ătats-Unis ou lâEurope.
Aux US, la question câest faut-il continuer Ă prendre des paris qui se chiffrent en centaine de milliards sur lâIA gĂ©nĂ©rative en espĂ©rant un retour massif ? Ou doit-on rĂ©duire la voilure des investissements du trio de tĂȘte (Microsoft, Google, Facebook) parce que les retours espĂ©rĂ©s sont trop loin dans le temps? Beaucoup dâinvestisseurs institutionnels, Ă la diffĂ©rence des VC, nâaiment pas le risque long terme et lâont fait savoir.Â
Lâautre question posĂ©e par la note de Sequoia : « AIâs 600 Billion Dollar Question » est celle du business model et des usages.Â
Selon les chiffres que nous avons pu rĂ©unir avec Cybernetica, LâIA semble dix fois moins rentable que le cloud classique. Lâusage nâa pas encore rĂ©ussi Ă dĂ©passer les 150/200 millions dâutilisateurs.
Qui arrivera Ă construire le produit qui change tout ? Personne ne le sait, mais une chose est sĂ»re, aucun des patrons de la Tech ne veut arrĂȘter dâinvestir par peur de rater la martingale. Et ils semblent se moquer des inquiĂ©tudes des investisseurs institutionnels.Â
Les chiffres sont astronomiques :Â
1.Meta prĂ©voit de dĂ©penser jusquâĂ 40 milliards de dollars dans lâinfrastructure liĂ©e Ă lâintelligence artificielle. Heureusement les GPU investis les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes dans le metaverse sont aussi rĂ©affectĂ©s Ă lâIA et Reels (le concurrent de TikTok).
2.Microsoft prĂ©voit de dĂ©penser 56 milliards de dollars dans lâinfrastructure de lâIA lâannĂ©e prochaine.
3.Google (Alphabet) prĂ©voit de dĂ©penser 48 milliards de dollars, ce qui reprĂ©sente 17 % des ventes totales, dans lâinfrastructure de lâIA.
Les investissements dans lâIA sont aussi en train de dâĂ©voluer.Â
En 2023, il fallait avoir rapidement accĂšs aux meilleures puces (A100 et H100 de Nvidia) le plus vite possible.Â
En 2024, câest la question Ă©nergĂ©tique qui est au cĆur du sujet. Il faut bien alimenter toutes ces puces! Â
Amazon privatise une centrale nuclĂ©aire en Pennsylvanie, Microsoft investit 19 milliards dâeuros dans des data centers en Espagne et 4 milliards d'euros en France. Selon nos analyses, les Big Tech vont investir au moins 53 milliards de dollars dans des data centers en Europe et en France.Â
Parce que lâIA est tellement cruciale pour les gĂ©ants du numĂ©rique, ils ont changĂ© leurs doctrines. Avant ils ne possĂ©daient pas leurs data centers, aujourdâhui ils investissent massivement pour contrĂŽler toute la chaĂźne. Câest un changement de paradigme car si la valeur du SaaS venait du logiciel Ă opĂ©rer, la valeur de lâIA est liĂ©e au âcomputeâ, c'est-Ă -dire la possession des puces et des data centers plutĂŽt que leur leasing.Â
LâEurope ne peut pas surenchĂ©rir, mais elle nâest pas non plus obligĂ©e de le faire.Â
Nous sommes confrontĂ©s Ă deux choix : profiter de cette pĂ©riode pour repenser notre infrastructure et construire quelque chose qui nous correspond, ou continuer Ă copier la Silicon Valley sans en avoir les moyens ni les portes de sorties. Car les marchĂ©s continueront de donner de lâargent magique Ă la Silicon Valley et des contraintes aux acteurs europĂ©ens.Â
Pire encore, dans cette course aux communiquĂ©s de presse, la France dilapide ses principaux atouts (culture, ingĂ©nieurs, Ă©nergie dĂ©carbonĂ©e) alors quâils pourraient ĂȘtre mobilisĂ©s pour prĂ©parer une refondation de lâEurope numĂ©rique.Â
Une vision Ă construire ensemble avec quelques pays.
Il ne serait pas idiot que la France, lâAngleterre, les Pays-Bas et lâItalie travaillent en commun de la prochaine gĂ©nĂ©ration de puces et de logiciels open source pour permettre de concevoir la prochaine gĂ©nĂ©ration dâinfrastructures rĂ©silientes dont la guerre en Ukraine a fait lâĂ©clatante dĂ©monstration de la nĂ©cessitĂ©.
Avec la chute possible de Mozilla dont les financements pourraient ĂȘtre arrĂȘtĂ©s suite Ă la dĂ©cision de justice sur Google, il ne serait pas idiot non plus dâimaginer un projet de browser europĂ©en pensĂ© nativement pour la vie privĂ©e et totalement open source et open CPU.
Lâimportant pour lâavenir, câest de mettre en Ćuvre une vision qui accepte la rĂ©alitĂ© gĂ©opolitique de lâaprĂšs-covid et la guerre en Ukraine, au lieu de nous vendre un retour fantasmĂ© au monde dâavant comme le font les grands projets dit 2030. Mais nous aurons lâoccasion dâen reparler.
Vivons-nous dans un HĂŽtel Technologique ?
Cette refondation numĂ©rique est dâautant plus nĂ©cessaire que dans le monde numĂ©rique, la France vit dans un hĂŽtel. Elle ne possĂšde rien et loue tout. Et cela plombe nos dĂ©ficits.
Ce que nos journaux Ă©conomiques ne disent pas, câest que la productivitĂ© de la France et la consommation actuelle sâappuient essentiellement sur le cloud et les logiciels amĂ©ricains.
Quand la tech va bien, on peut se donner lâillusion que tout va bien et que la France est un pays qui embrasse le futur. Mais nous nâembrassons pas le futur, nous lâachetons au prix fort ou nous le louons, et nous dĂ©courageons ou faisons fuir ceux qui veulent proposer des alternatives. (jâen sais quelque chose!)
Pour comprendre notre faible marge de manĆuvre, il faut connaĂźtre les 4 boĂźtes noires technologiques qui font tourner la France.
Stack 1 : ordinateur de bureau
La France des administrations et des entreprises tourne sur le duo Windows/Intel. Alors que Windows et Intel sentent le vent tourner et sont en train de basculer vers des ordinateurs à faible coût basés sur ARM, nous continuons à financer et à maintenir une infrastructure fatiguée, pas vraiment sûre (cf. CrowdStrike) et trÚs coûteuse.
Ă part Ă la gendarmerie nationale, il nây a eu aucune vision sur le futur du desktop en France. On continue de dĂ©penser de lâargent pour maintenir une technologie des annĂ©es 90.
Stack 2 : Cloud Â
Une majoritĂ© de services des entreprises, des PME, des startups, et de lâĂtat tournent sur des clouds amĂ©ricains ou utilisent des acteurs locaux qui fonctionnent avec des technologies sous contrĂŽle amĂ©ricain (ce qui pose un risque pour lâexport, y compris pour lâopen source).
Aux Ătats-Unis, nous sommes dĂ©jĂ dans lâĂšre post cloud et sa centralisation excessive pour entrer lâexploration de modĂšles alternatifs (Edge et infogĂ©rance 2.0). En France et en Europe, malgrĂ© les risques gĂ©opolitiques, la question Ă©nergĂ©tique et le prix non maĂźtrisable, la doctrine reste inchangĂ©e.Â
Pour une raison trĂšs simple : le cloud permet de masquer lâindigence technologique des dirigeants politiques et Ă©conomiques en permettant de dĂ©livrer des services rapidement. Au prix dâune dĂ©pendance technologique et financiĂšre totale.
Lâabsence de plan B alors que nous sommes entrĂ©s de plain-pied dans le numĂ©rique de lâincertitude fait froid dans le dos aux meilleurs spĂ©cialistes Cyber que jâai rencontrĂ©s.
Stack 3 : Mobile
Dans les annĂ©es 90, un tĂ©lĂ©phone GSM sur trois Ă©tait fabriquĂ© en France. Aujourdâhui, chaque Français utilise un tĂ©lĂ©phone mobile qui tourne sur un OS Apple ou Google.
Cela signifie que nos vies privĂ©es sont archivĂ©es et gĂ©rĂ©es par des services extra europĂ©ens. Cette intimitĂ© numĂ©rique est en train de devenir une manne commerciale pour les modĂšles dâintelligence artificielle qui peuvent lĂ©galement aspirer toutes les donnĂ©es personnelles des Français pour amĂ©liorer leurs modĂšles dâIA. ModĂšles qui nous seront revendus par la suite.
En ne protégeant pas le web ouvert, pourtant créé en Europe, nous avons laissé les entreprises qui veulent distribuer leurs applications sur mobile aux mains de deux apps stores qui vampirisent 30 % de la valeur créée depuis 15 ans.
Quand on prend la peine dây rĂ©flĂ©chir un instant, notre quotidien numĂ©rique est dĂ©sormais totalement dĂ©fini par des entreprises extĂ©rieures Ă la France, par une centaine de product managers en Californie que nous ne connaissons pas.Â
Il est impossible de savoir quelles consĂ©quences les nouvelles fonctionnalitĂ©s dâIA de crĂ©ation de contenus synthĂ©tiques prĂ©vues cette annĂ©e auront sur la qualitĂ© de vie des Français. Vivre dans un monde oĂč le faux est indiscernable de la rĂ©alitĂ©. Sommes-nous prĂȘts ?Â
Stack 4 : lâIA et la question de lâautonomie cognitive, Ă©nergĂ©tique et culturelle
Comme je lâavais indiquĂ© lors de la keynote dâouverture du Medef, nous vivons dans un pays dont les interactions sociales, culturelles et politiques sont algorithmiquement mĂ©diĂ©es par les Big Tech.
Comme si cela ne suffisait pas, la culture (y compris la culture dâentreprise) pourrait y ĂȘtre remplacĂ©e par des « LLM » et des contenus synthĂ©tiques Ă faible valeur ajoutĂ©e.Â
Dans cette vision qui a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e rĂ©cemment Ă Â l'ĂlysĂ©e, la France et son hĂ©ritage culturel semblent totalement absents. Le fait que lâon puisse accepter de jeter en pĂąture aux grands modĂšles de donnĂ©es amĂ©ricains tout ce qui fait notre richesse est incomprĂ©hensible, sauf lorsquâon dĂ©couvre que le patron de lâIA de Facebook (toujours en activitĂ©) conseille la PrĂ©sidence de la RĂ©publique.
Heureusement que la cérémonie d'ouverture a permis de rappeler au monde entier que la richesse culturelle de la France est un soft power extraordinaire et un potentiel économique sous exploité.
Repenser notre infrastructure ou se ruiner Ă copier?
Lâautre potentiel sous exploitĂ©, câest l'Ă©nergie dĂ©carbonĂ©e pilotable, si rare dans le monde occidental et nĂ©cessaire pour limiter les Ă©missions carbones des Big Tech, dĂ©jĂ catastrophiques. Cet avantage certain ne profitera pas aux acteurs europĂ©ens car il est dĂ©jĂ vendu en prioritĂ© aux acteurs US dans le cadre de l'opĂ©ration Choose France.Â
Ce qui est triste, câest que la France, qui a imaginĂ© historiquement une vision originale de lâIA (merci Alain Colmerauer), se retrouve Ă copier et former ses ingĂ©nieurs pour les prĂ©parer Ă travailler pour les entreprises US.
Selon la doxa il nây a quâun seul modĂšle, celui des LLM gĂ©ants et coĂ»teux. Nos meilleures Ă©coles dâingĂ©nieurs sont en ordre de marche pour fournir les talents.
La vision amĂ©ricaine (et chinoise) de lâIA est pourtant assez claire : traiter lâEurope comme une culture indigĂšne. Prendre et extraire pour nous revendre ensuite des bibelots de productivitĂ© numĂ©rique. Ces choix vont continuer de nourrir le dĂ©ficit abyssal de notre commerce extĂ©rieur.
Le vrai sujet nâest pas notre dĂ©pendance totale, mais bien notre incapacitĂ© Ă imaginer autre chose que ce qui se fait aux US. La France nâĂ©tait pas comme cela dans les annĂ©es 60/70/80. Elle savait trouver des domaines dâexcellence, et construire. Mais elle savait aussi mettre aux commandes des bĂątisseurs plutĂŽt que des communicants.
Une bonne politique numérique doit libérer les talents, fixer de vraies ambitions technologiques et mettre les bonnes personnes aux commandes.
Quand nous nous fixons des Ă©chĂ©ances et de vrais objectifs et que nous ne mettons pas de personnes toxiques et incompĂ©tentes aux manettes, nous savons faire, les JO nous lâont montrĂ©. Ne perdons pas espoir, mais arrĂȘtons de croire aux chimĂšres de la communication politique. Si nous ne changeons rien, nous allons dans le mur!Â
à méditer.
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