🟱 Pourquoi la tech française va droit dans le mur (2ùme partie)

AprÚs Imaginer une alternative à la Startup Nation (1Úre partie) nous continuons à explorer les manques et les opportunités de la vision de la Tech Française.

🟱 Pourquoi la tech française va droit dans le mur  (2ùme partie)
Nous ne reviendrons plus au monde d'avant 2019; Il faut changer notre vision de la Tech.

Une inquiétude croissante

Je suis trÚs inquiet et de plus en sceptique sur la stratégie numérique de la France (informatique, cloud, IA, et cybersécurité).

Nous avions tous les atouts pour devenir un acteur majeur et nous avons construit à la place un chñteau de sable. Avec le krach boursier qui a fait chuter les valeurs technologiques, nous n’avons plus le droit à l’erreur.

En cas de retournement brutal du secteur, nous serions extrĂȘmement fragilisĂ©s et exposĂ©s, bien plus qu’aux États-Unis oĂč une grosse purge de 800 milliards de dollars de valeur ces derniers jours n’a pas altĂ©rĂ© les fondations du modĂšle tech.

L'Europe et la France sont dans une situation fragile

Ce n’est pas la mĂȘme chose pour ce cĂŽtĂ©-ci de l'Atlantique. Les consĂ©quences seraient catastrophiques. 

Les Big Tech, sous pression des investisseurs d’augmenter leurs revenus, ont un moyen simple pour le faire : provoquer une inflation du prix de la tech en Europe. 

L’impact sur notre vie quotidienne sera d’autant plus important (imaginez vos services de streaming prĂ©fĂ©rĂ©s ou votre back-up cloud augmenter de 30 %) que nous n’avons aucune alternative. J’ai dĂ©couvert rĂ©cemment que Canal Plus, autrefois leader incontestĂ© du dĂ©codeur, s’appuie dĂ©sormais sur l’Apple TV pour sa distribution.

L’économie française n’est pas prĂ©parĂ©e Ă  une telle hausse. Il suffit de voir la mauvaise surprise des grandes entreprises quand elles ont vu le prix des licences VMware exploser sans prĂ©avis, mettant en pĂ©ril leurs budgets informatiques. 

Il semble Ă©vident que le cloud et l'IA vont suivre le mĂȘme chemin. Traire la vache Ă  lait europĂ©enne n’est pas un bug mais une feature.

Le marché des licornes européennes et françaises va lui aussi souffrir.

Un saut dans l'inconnu

Aucune banque d'affaires ne souhaite introduire une startup au NASDAQ Ă  moins de 40 milliards de valo — cela Ă©limine un grand nombre d’entre elles (y compris toutes les startups françaises).

Les acquisitions de taille importante (Figma) sont bloquĂ©es aux États-Unis par Lina Khan Ă  tel point que l’on achĂšte et dĂ©guise des acquisitions de startups en recrutement de talents (Inflection AI chez Microsoft, Character AI chez Google).

Avec les investisseurs Ă©trangers qui ont dĂ©laissĂ© la France sauf pour l’IA, un crash de plusieurs licornes de la French Tech semble dĂ©sormais inĂ©vitable, sauf nouveau sauvetage de derniĂšre minute du gouvernement. Un sauvetage qui serait difficile Ă  justifier politiquement vu la situation Ă©conomique de la France.

J’ai profitĂ© des JO pour parler avec des amis entrepreneurs amĂ©ricains. Ils confirment mes craintes : l’Europe est vue comme une vache Ă  lait dirigĂ©e par des gens qui ne connaissent rien Ă  la Tech et qui achĂštent au prix fort, et ce malgrĂ© des ingĂ©nieurs excellents. 

J’ai dĂ©jĂ  dĂ©taillĂ© comment fonctionne ce modĂšle de la Silicon Valley 2.0 ici.

Le moment de vĂ©ritĂ© pour l'IA gĂ©nĂ©rative aux États-Unis

Ce Flash Crash de la Tech US se traduit diffĂ©remment selon qu’on s’appelle les États-Unis ou l’Europe.

Aux US, la question c’est faut-il continuer Ă  prendre des paris qui se chiffrent en centaine de milliards sur l’IA gĂ©nĂ©rative en espĂ©rant un retour massif ? Ou doit-on rĂ©duire la voilure des investissements du trio de tĂȘte (Microsoft, Google, Facebook) parce que les retours espĂ©rĂ©s sont trop loin dans le temps? Beaucoup d’investisseurs institutionnels, Ă  la diffĂ©rence des VC, n’aiment pas le risque long terme et l’ont fait savoir. 

L’autre question posĂ©e par la note de Sequoia : « AI’s 600 Billion Dollar Question » est celle du business model et des usages. 

Selon les chiffres que nous avons pu rĂ©unir avec Cybernetica, L’IA semble dix fois moins rentable que le cloud classique. L’usage n’a pas encore rĂ©ussi Ă  dĂ©passer les 150/200 millions d’utilisateurs.

Qui arrivera Ă  construire le produit qui change tout ? Personne ne le sait, mais une chose est sĂ»re, aucun des patrons de la Tech ne veut arrĂȘter d’investir par peur de rater la martingale. Et ils semblent se moquer des inquiĂ©tudes des investisseurs institutionnels. 

Les chiffres sont astronomiques : 

1.Meta prĂ©voit de dĂ©penser jusqu’à 40 milliards de dollars dans l’infrastructure liĂ©e Ă  l’intelligence artificielle. Heureusement les GPU investis les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes dans le metaverse sont aussi rĂ©affectĂ©s Ă  l’IA et  Reels (le concurrent de TikTok).

2.Microsoft prĂ©voit de dĂ©penser 56 milliards de dollars dans l’infrastructure de l’IA l’annĂ©e prochaine.

3.Google (Alphabet) prĂ©voit de dĂ©penser 48 milliards de dollars, ce qui reprĂ©sente 17 % des ventes totales, dans l’infrastructure de l’IA.

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Pour info, le nouveau plan IA d’Emmanuel Macron se chiffre à 430 millions de dollars.

Les investissements dans l’IA sont aussi en train de d’évoluer. 

En 2023, il fallait avoir rapidement accĂšs aux meilleures puces (A100 et H100 de Nvidia) le plus vite possible. 

En 2024, c’est la question Ă©nergĂ©tique qui est au cƓur du sujet. Il faut bien alimenter toutes ces puces!  

Amazon privatise une centrale nuclĂ©aire en Pennsylvanie, Microsoft investit 19 milliards d’euros dans des data centers en Espagne et 4 milliards d'euros en France. Selon nos analyses, les Big Tech vont investir au moins 53 milliards de dollars dans des data centers en Europe et en France

Parce que l’IA est tellement cruciale pour les gĂ©ants du numĂ©rique, ils ont changĂ© leurs doctrines. Avant ils ne possĂ©daient pas leurs data centers, aujourd’hui ils investissent massivement pour contrĂŽler toute la chaĂźne. C’est un changement de paradigme car si la valeur du SaaS venait du logiciel Ă  opĂ©rer, la valeur de l’IA est liĂ©e au “compute”, c'est-Ă -dire la possession des puces et des data centers plutĂŽt que leur leasing. 

L’Europe ne peut pas surenchĂ©rir, mais elle n’est pas non plus obligĂ©e de le faire. 

Nous sommes confrontĂ©s Ă  deux choix : profiter de cette pĂ©riode pour repenser notre infrastructure et construire quelque chose qui nous correspond, ou continuer Ă  copier la Silicon Valley sans en avoir les moyens ni les portes de sorties. Car les marchĂ©s continueront de donner de l’argent magique Ă  la Silicon Valley et des contraintes aux acteurs europĂ©ens. 

Pire encore, dans cette course aux communiquĂ©s de presse, la France dilapide ses principaux atouts (culture, ingĂ©nieurs, Ă©nergie dĂ©carbonĂ©e) alors qu’ils pourraient ĂȘtre mobilisĂ©s pour prĂ©parer une refondation de l’Europe numĂ©rique. 

Une vision Ă  construire ensemble avec quelques pays.

Il ne serait pas idiot que la France, l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Italie travaillent en commun de la prochaine gĂ©nĂ©ration de puces et de logiciels open source pour permettre de concevoir la prochaine gĂ©nĂ©ration d’infrastructures rĂ©silientes dont la guerre en Ukraine a fait l’éclatante dĂ©monstration de la nĂ©cessitĂ©.

Avec la chute possible de Mozilla dont les financements pourraient ĂȘtre arrĂȘtĂ©s suite Ă  la dĂ©cision de justice sur Google, il ne serait pas idiot non plus d’imaginer un projet de browser europĂ©en pensĂ© nativement pour la vie privĂ©e et totalement open source et open CPU.

L’important pour l’avenir, c’est de mettre en Ɠuvre une vision qui accepte la rĂ©alitĂ© gĂ©opolitique de l’aprĂšs-covid et la guerre en Ukraine, au lieu de nous vendre un retour fantasmĂ© au monde d’avant comme le font les grands projets dit 2030. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler.

Vivons-nous dans un HĂŽtel Technologique ?

Cette refondation numĂ©rique est d’autant plus nĂ©cessaire que dans le monde numĂ©rique, la France vit dans un hĂŽtel. Elle ne possĂšde rien et loue tout. Et cela plombe nos dĂ©ficits.

Ce que nos journaux Ă©conomiques ne disent pas, c’est que la productivitĂ© de la France et la consommation actuelle s’appuient essentiellement sur le cloud et les logiciels amĂ©ricains.

Quand la tech va bien, on peut se donner l’illusion que tout va bien et que la France est un pays qui embrasse le futur. Mais nous n’embrassons pas le futur, nous l’achetons au prix fort ou nous le louons, et nous dĂ©courageons ou faisons fuir ceux qui veulent proposer des alternatives. (j’en sais quelque chose!)

Pour comprendre notre faible marge de manƓuvre, il faut connaütre les 4 boütes noires technologiques qui font tourner la France.

Stack 1 : ordinateur de bureau

La France des administrations et des entreprises tourne sur le duo Windows/Intel. Alors que Windows et Intel sentent le vent tourner et sont en train de basculer vers des ordinateurs à faible coût basés sur ARM, nous continuons à financer et à maintenir une infrastructure fatiguée, pas vraiment sûre (cf. CrowdStrike) et trÚs coûteuse.

À part Ă  la gendarmerie nationale, il n’y a eu aucune vision sur le futur du desktop en France. On continue de dĂ©penser de l’argent pour maintenir une technologie des annĂ©es 90.

Stack 2 : Cloud  

Une majoritĂ© de services des entreprises, des PME, des startups, et de l’État tournent sur des clouds amĂ©ricains ou utilisent des acteurs locaux qui fonctionnent avec des technologies sous contrĂŽle amĂ©ricain (ce qui pose un risque pour l’export, y compris pour l’open source).

Aux États-Unis, nous sommes dĂ©jĂ  dans l’ùre post cloud et sa centralisation excessive pour entrer l’exploration de modĂšles alternatifs (Edge et infogĂ©rance 2.0). En France et en Europe, malgrĂ© les risques gĂ©opolitiques, la question Ă©nergĂ©tique et le prix non maĂźtrisable, la doctrine reste inchangĂ©e. 

Pour une raison trĂšs simple : le cloud permet de masquer l’indigence technologique des dirigeants politiques et Ă©conomiques en permettant de dĂ©livrer des services rapidement. Au prix d’une dĂ©pendance technologique et financiĂšre totale.

L’absence de plan B alors que nous sommes entrĂ©s de plain-pied dans le numĂ©rique de l’incertitude fait froid dans le dos aux meilleurs spĂ©cialistes Cyber que j’ai rencontrĂ©s.

Stack 3 : Mobile

Dans les annĂ©es 90, un tĂ©lĂ©phone GSM sur trois Ă©tait fabriquĂ© en France. Aujourd’hui, chaque Français utilise un tĂ©lĂ©phone mobile qui tourne sur un OS Apple ou Google.

Cela signifie que nos vies privĂ©es sont archivĂ©es et gĂ©rĂ©es par des services extra europĂ©ens. Cette intimitĂ© numĂ©rique est en train de devenir une manne commerciale pour les modĂšles d’intelligence artificielle qui peuvent lĂ©galement aspirer toutes les donnĂ©es personnelles des Français pour amĂ©liorer leurs modĂšles d’IA. ModĂšles qui nous seront revendus par la suite.

En ne protégeant pas le web ouvert, pourtant créé en Europe, nous avons laissé les entreprises qui veulent distribuer leurs applications sur mobile aux mains de deux apps stores qui vampirisent 30 % de la valeur créée depuis 15 ans.

Quand on prend la peine d’y rĂ©flĂ©chir un instant, notre quotidien numĂ©rique est dĂ©sormais totalement dĂ©fini par des entreprises extĂ©rieures Ă  la France, par une centaine de product managers en Californie que nous ne connaissons pas

Il est impossible de savoir quelles consĂ©quences les nouvelles fonctionnalitĂ©s d’IA de crĂ©ation de contenus synthĂ©tiques prĂ©vues cette annĂ©e auront sur la qualitĂ© de vie des Français. Vivre dans un monde oĂč le faux est indiscernable de la rĂ©alitĂ©. Sommes-nous prĂȘts ? 

Stack 4 : l’IA et la question de l’autonomie cognitive, Ă©nergĂ©tique et culturelle

Comme je l’avais indiquĂ© lors de la keynote d’ouverture du Medef, nous vivons dans un pays dont les interactions sociales, culturelles et politiques  sont algorithmiquement mĂ©diĂ©es par les Big Tech.

Comme si cela ne suffisait pas, la culture (y compris la culture d’entreprise) pourrait y ĂȘtre remplacĂ©e par des « LLM » et des contenus synthĂ©tiques Ă  faible valeur ajoutĂ©e. 

Dans cette vision qui a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e rĂ©cemment Ă   l'ÉlysĂ©e, la France et son hĂ©ritage culturel semblent totalement absents. Le fait que l’on puisse accepter de jeter en pĂąture aux grands modĂšles de donnĂ©es amĂ©ricains tout ce qui fait notre richesse est incomprĂ©hensible, sauf lorsqu’on dĂ©couvre que le patron de l’IA de Facebook (toujours en activitĂ©) conseille la PrĂ©sidence de la RĂ©publique.

😔
La politique numĂ©rique de la France plaĂźt beaucoup aux patrons des Big Tech car elle minimise les atouts de l’Europe : la culture ne vaut rien, elle est extractible gratuitement comme une matiĂšre fossile.

Heureusement que la cérémonie d'ouverture a permis de rappeler au monde entier que la richesse culturelle de la France est un soft power extraordinaire et un potentiel économique sous exploité.

Repenser notre infrastructure ou se ruiner Ă  copier?

L’autre potentiel sous exploitĂ©, c’est l'Ă©nergie dĂ©carbonĂ©e pilotable, si rare dans le monde occidental et nĂ©cessaire pour limiter les Ă©missions carbones des Big Tech, dĂ©jĂ  catastrophiques. Cet avantage certain ne profitera pas aux acteurs europĂ©ens car il est dĂ©jĂ  vendu en prioritĂ© aux acteurs US dans le cadre de l'opĂ©ration Choose France. 

Ce qui est triste, c’est que la France, qui a imaginĂ© historiquement une vision originale de l’IA (merci Alain Colmerauer), se retrouve Ă  copier et former ses ingĂ©nieurs pour les prĂ©parer Ă  travailler pour les entreprises US.

Selon la doxa il n’y a qu’un seul modĂšle, celui des LLM gĂ©ants et coĂ»teux. Nos meilleures Ă©coles d’ingĂ©nieurs sont en ordre de marche pour fournir les talents.

L'IA traite l'Europe comme une culture indigĂšne

La vision amĂ©ricaine (et chinoise) de l’IA est pourtant assez claire : traiter l’Europe comme une culture indigĂšne. Prendre et extraire pour nous revendre ensuite des bibelots de productivitĂ© numĂ©rique. Ces choix vont continuer de nourrir le dĂ©ficit abyssal de notre commerce extĂ©rieur.

Le vrai sujet n’est pas notre dĂ©pendance totale, mais bien notre incapacitĂ© Ă  imaginer autre chose que ce qui se fait aux US. La France n’était pas comme cela dans les annĂ©es 60/70/80. Elle savait trouver des domaines d’excellence, et construire. Mais elle savait aussi mettre aux commandes des bĂątisseurs plutĂŽt que des communicants.

Une bonne politique numérique doit libérer les talents, fixer de vraies ambitions technologiques et mettre les bonnes personnes aux commandes.

Quand nous nous fixons des Ă©chĂ©ances et de vrais objectifs et que nous ne mettons pas de personnes toxiques et incompĂ©tentes aux manettes, nous savons faire, les JO nous l’ont montrĂ©. Ne perdons pas espoir, mais arrĂȘtons de croire aux chimĂšres de la communication politique. Si nous ne changeons rien, nous allons dans le mur! 

À mĂ©diter.

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La France aurait pu ĂȘtre la troisiĂšme puissance Ă©conomique mondiale si elle avait fait les bons choix. J’en parle dans le prochain et dernier volet.

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