La France a besoin d'un choc de numérisation.
Le créateur de Netvibes et Jolicloud plaide pour que nos élites s'emparent enfin du numérique. Pour que la France ne rate pas une nouvelle fois le coche !
Né à Paris il y a 41 ans, Tariq Krim est le fondateur des start-up Netvibes et Jolicloud. Il n'a jamais eu peur de défier Google sur son propre terrain. Dès 2007, il a été repéré par la prestigieuse MIT Technology Review. Il a été sélectionné comme "Young Global Leader" par le Forum de Davos l'année suivante. Pour lui, le manque de reconnaissance et de soutien du savoir-faire technologique français empêche notre pays de devenir un leader du numérique. Il a été missionné par la ministre Fleur Pellerin, chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique pour dresser une carte des talents du numérique et a décidé de s'intéresser aux développeurs. Il vient de rendre son rapport. Plus qu'un choc de simplification, il propose un choc de numérisation. Interview.
Le Point : Pourquoi vous intéressez-vous aux développeurs ?
Tariq Krim : Aujourd'hui, tout est ou sera logiciel. Cette bataille pour l'invention du monde de demain, nous sommes en train de la perdre, parce que nous avons longtemps déconsidéré notre principal actif numérique : nos développeurs. Ils sont pourtant les véritables héros de la révolution numérique qui est en cours. Ce sont eux qui façonnent nos outils, qui écrivent à coups de lignes de code notre futur. Regardez Bill Gates (Microsoft), Larry Page (Google), Mark Zuckerberg (Facebook), qui ont construit les géants du Net, ils ont un point commun : ils sont tous développeurs. Que seraient les États-Unis s'ils s'étaient privés de ces talents ? Aux États-Unis, les codeurs sont reconnus et célébrés. Partout, des initiatives sont lancées pour permettre aux enfants d'apprendre, dès le plus jeune âge, les bases de la programmation ou pour pousser plus de femmes à se lancer dans le code.
Et en France ?
La France, malheureusement, n'a jamais su valoriser sa communauté de développeurs. Ils sont souvent méprisés et n'accèdent jamais aux postes de décision, au sein de l'État ou des grandes entreprises. Considérés comme des exécutants, ils ne sont jamais impliqués dans la stratégie des entreprises. Cela est totalement contre-productif ! Quand on pense au rôle des développeurs français dans le succès des géants numériques américains...
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Ils sont tellement nombreux ! LinkedIn a été co-créé par Jean-Luc Vaillant. Romain Guy a joué un rôle crucial dans le développement d'Android. Google TV ou même Gmail ont été co-inventés par des Français. Et chez Apple, Steve Jobs a toujours su puiser dans nos talents nationaux. Jean-Marie Hullot est un peu le père de l'iPhone et Bertrand Serlet a longtemps été responsable de la division Mac OS. Je pourrais continuer pendant une heure...
Pourquoi la France, qui était à l'origine du Minitel, n'a-t-elle pas réussi à devenir une grande nation numérique ?
Parce que la France n'a eu aucune vision industrielle du numérique. Dans les années 80, nous n'avons pas su développer notre industrie informatique. Dans les années 90, ce fut le tour des téléviseurs et de la téléphonie mobile. Rappelez-vous le "fabless", les entreprises sans usine chères à Serge Tchuruk lorsqu'il était à la tête d'Alcatel, ou encore du "Thomson, ça vaut un euro" du Premier ministre Alain Juppé. Sait-on qu'à l'époque un téléphone sur trois vendu dans le monde était fabriqué en France ? Et que, plus tard, c'est l'ancienne équipe américaine de Thomson qui a mis au point la Google TV ? Quand on fait disparaître les usines, on fait aussi disparaître le savoir-faire.
Cela a continué ensuite ?
Hélas, oui, l'absence totale d'investissements dans les plateformes internet, toujours considérées par certaines élites comme un gadget, a laissé le champ libre à Google, Apple et Facebook pour dominer le marché du cloud et héberger toutes nos données personnelles. La conséquence, c'est que toutes nos industries comme la banque, l'assurance, le transport, les voyages, l'énergie, la presse, le cinéma, la santé ou encore l'éducation sont désormais réduites à devenir des "applis" sur un écran contrôlé par Apple ou Google.
Il y a tout de même la French tech...
La communication est bonne, mais il faudrait que les moyens suivent. Nous sommes dans une révolution comparable à l'avènement de l'automobile où nous nous satisferions de créer les meilleures usines de rétroviseurs. On a certes quelques beaux objets, comme la balance ou des thermostats connectés, mais si nous n'avons pas les plateformes pour exploiter les données, c'est encore Google, qui vient d'ailleurs de s'offrir Nest, qui pourrait tout rafler.
Où en êtes-vous avec Jolicloud, la plateforme cloud que vous avez créée à Paris ?
Avec une poignée de très jeunes ingénieurs, nous avons réussi à installer notre système sur 2 millions de machines et nous nous sommes même payé le luxe, pendant trois ans, de dépasser Chrome OS, le concurrent de Google en nombre de postes installés. Nous aurions pu donner une seconde vie à l'ensemble du parc informatique français, notamment les écoles pour les aider dans leur transition vers le cloud. Mais nous n'avons jamais eu de soutien ni des politiques ni de l'État, alors même que ces derniers n'arrêtent pas de dire qu'ils veulent faire émerger le prochain Google ! Résultat, nous avons dû repositionner nos produits sur la technologie Google et nous concentrer sur le marché américain.
Resteriez-vous en France si vous deviez recommencer l'aventure ? L'appel de l'étranger est toujours fort chez nombre d'entrepreneurs.
Dans le numérique, le manque d'ambition est frustrant. J'avais remarqué cela à l'époque de Netvibes. Nous aurions pu en faire un géant mondial. Notre produit était adulé par des utilisateurs du monde entier, mais une partie de mon équipe et de mes investisseurs voulait quelque chose de rapidement rentable et beaucoup moins ambitieux. La France est un pays où l'on peut faire de belles entreprises de e-commerce, mais, si vous voulez changer le monde, je pense que Berlin ou New York sont plus accueillantes. C'est dommage, car Paris est une ville excitante et pleine de talents.
On a l'impression qu'il y a un problème culturel avec l'innovation disruptive en France...
On a surtout un problème de compétence. Au choc de simplification, le président aurait dû préférer un choc de numérisation afin d'amener rapidement notre pays dans l'ère numérique. Mais, pour cela, il faut accepter le fait que certaines élites en place ne sont pas capables de conduire le changement et faire le pari du renouveau, de l'audace et de la jeunesse.
Pourquoi est-ce grave ?
Si la France veut garder son modèle d'État providence, elle doit le rendre numérique. Offrir la prévention numérique gratuite pour tous, par exemple, pour réduire le coût de traitement des soins, notamment pour les maladies chroniques. Rendre tous les services administratifs aussi simples qu'une application mobile. Il faudrait aussi soutenir les alternatives aux grandes plateformes américaines sur les secteurs-clés. La France dispose de milliers de start-up et de développeurs sur lesquels elle pourrait s'appuyer. Une telle initiative devrait être coordonnée par un chief technology officer, à l'instar de ce qui a été fait aux États-Unis.
Pourquoi la France a-t-elle besoin d'un chief technology officer ?
Il faut des compétences technologiques au plus haut niveau de l'État. Il y en a marre de l'amateurisme, des projets dispendieux et des gaspillages. Ce serait un signal fort que l'on prend enfin les choses au sérieux.
Pourquoi les élites ne s'emparent-elles pas de ce formidable levier de transformation qu'est le numérique ?
Au-delà de la compétence technique, c'est aussi un problème de culture. Regardez le cloud à la française : au lieu de donner des contrats à des start-up et des PME, on a donné tout l'argent aux grands groupes. Ou, pis encore, Linky, le futur compteur électrique d'EDF, qui est totalement fermé aux développeurs. C'est le meilleur cadeau fait à Google, qui va proposer sa propre solution ouverte.
Et pendant ce temps-là, le monde change...
La numérisation du monde s'accompagne d'une nouvelle phase de réorganisation violente. Dans les années 80, la France a subi la désindustrialisation massive et mis des millions d'ouvriers au chômage. Aujourd'hui arrive une nouvelle "délocalisation numérique" où le logiciel remplace le travail des classes moyennes. Les services en ligne entraînent la fermeture des guichets et des agences, les MOOC (cours en ligne) remplaceront les professeurs, la voiture sans pilote les chauffeurs de taxi, et, dans quinze ans, nos médecins généralistes seront remplacés par nos mobiles. Selon une étude américaine, ce sont 47 % des emplois qui risquent de disparaître. Il faut donc anticiper ces changements.
Y a-t-il aussi un problème de génération ?
Non, c'est avant tout une question d'envie. Devenir un leader du monde numérique, ça veut dire être capable de prendre des risques, accepter de ne pas tout contrôler et réagir rapidement. La jeunesse actuelle, notamment celle des banlieues, si elle est bien formée au numérique, est évidemment notre meilleur atout pour réimaginer et redresser ce pays. Quand je vois autour de moi l'énergie créative, et pas uniquement dans le numérique, j'avoue ne pas comprendre pourquoi notre pays devrait s'enfoncer dans le marasme, à la veille de la plus grande révolution industrielle et intellectuelle de l'histoire de l'humanité.