La guerre accélère la création d’un rideau de fer technologique, séparant deux webs de plus en plus opposés. Bienvenue dans l’ère du Splinternet.
Les sanctions numériques vis-à-vis de la Russie vont la pousser inexorablement dans les bras de la Chine. Une telle alliance, si elle est confirmée et consolidée technologiquement, pourrait signer la fin de l'Internet tel que nous le connaissons. Le Splinternet, cette vision d'un Internet séparé, théorisé au début des années 2000, est-il en train de s'initier sous nos yeux ? Cette idée que l'internet se sépare en plusieurs réseaux régionaux non interopérables a été formulée en 2001. En anticipant l'isolement numérique de la Chine, Clyde Wayne Crews, chercheur au CATO Institute, savait-il qu'il était en train de jeter les bases d'une nouvelle géopolitique du Net ?
Cet isolement numérique de la Chine s'est fait en trois étapes. Tout d'abord en créant la grande muraille de Chine numérique, qui bloque ou ralentit au-delà du supportable l'accès à de très nombreux sites occidentaux. Ensuite en créant ce que l'on appellera le Grand Firewall, un système permettant le filtrage des mots-clés interdits, ainsi que la disparition des contenus considérés contraire à la doctrine du Parti. Ce système est géré depuis 2014 par une agence dédiée, le CAC (Cyber Administration de la Chine). Enfin un outil de notation et de modifications des comportements des citoyens que l'on appelle le crédit socialvient compléter ce dispositif. Une quatrième étape est d'étendre cette vision au reste du monde. De nombreux régimes autoritaires se sont déjà inspirés du modèle chinois pour renforcer la surveillance et la censure de leur réseau.
Un jour par an de déconnexion totale
En 2016 s'est tenue à Paris la première conférence internationale pour tenter de coordonner les régulations de l'Internet. Mais elle se solda par un échec. La Russie en 2019 adopte sa loi pour la souveraineté de l'Internet, un ensemble d'amendements qui renforce la surveillance des réseaux et autorise l'État russe à se partitionner, en cas de besoin, de l'Internet occidental. La rumeur veut que la Russie teste un jour par an une déconnexion totale de l'Internet pour évaluer sa résilience. Un projet séduisant sur le papier qui serait, selon certains experts, une simple opération de communication.
Malgré le caractère autoritaire du pouvoir en place, nous avions toujours considéré jusqu'à maintenant que la Russie faisait partie du bloc occidental, à l'instar de l'Afrique ou l'Amérique du Sud. Dans ce bloc occidental, on peut utiliser Facebook, Google, Amazon, Wikipédia à la différence du bloc non occidental où les utilisateurs sont sur Baidu, Weibo, Alibaba et les autres services non compatibles en occident. À quelques exceptions près, comme Apple, Google ou Microsoft qui motorisent, pour l'instant, les ordinateurs et portables chinois à condition de respecter les restrictions locales. À l'inverse, TikTok, malgré son lien direct avec le Parti communiste chinois jouit d'une totale liberté en Occident.
Je dois avouer que la vitesse d'implémentation des sanctions économiques et numériques vis-à-vis de la Russie m'ont surpris à la fois par leur intensité et surtout leur rapidité. Même sous l'Amérique de Trump n'avait pas été aussi loin dans ses sanctions. Elles affirment d'abord la toute-puissance des Gafam, extension géopolitique et diplomatique des États-Unis. Mais derrière la fermeture des réseaux sociaux, la partie la plus visible, il y a une autre partie immergée d'une ampleur sans précédent. Nous sommes quelques-uns à penser que cette « excommunication » de la Russie de l'Internet occidental aura pour conséquence de la rapprocher de la Chine et d'entraîner de facto la création de deux super blocs, l'un sous domination chinoise, l'autre sous domination américaine.
Un scénario catastrophe qui annoncerait la fin de l'Internet tel que nous l'avons connu. Au moment où Cogent et Lumen, les principaux gestionnaires de trafic réseau annonçaient qu'ils allaient mettre fin à leurs contrats avec la Russie, la société Huawei annonçait son soutien à la Russie pour son réseau 5G. Au moment où Apple et Google Pay ne fonctionnaient plus, provoquant des scènes de cohue dans le métro moscovite, les trois systèmes de paiement chinois AliPay, Union Pay et Wechat Pay annonçaient une interopérabilité à l'étranger et leur intérêt à venir se substituer aux systèmes de paiement occidentaux.
Au début des années 2000, les activistes de l'Internet s'inquiétaient que quelques entreprises prennent le contrôle de l'Internet et imposent leurs standards commerciaux. Désormais le risque est celui de la création de deux super Internet qui pourraient se découpler technologiquement et culturellement. Ce qui marquerait la fin de la vision universaliste de l'Internet et la naissance d'un nouveau rideau de fer numérique. Il n'est pas difficile d'imaginer la Corée du Nord et l'Iran rejoindre ce bloc russo-chinois, ainsi qu'une partie de l'Afrique ou de l'Amérique du Sud qui pourraient être séduites par une offre de surveillance de crédit social offerte clé en main aux apprentis dictateurs numériques du monde entier. La Tanzanie a déjà mis en place un projet pilote. Le Vietnam et l'Ouganda ont consulté les autorités chinoises avant de mettre en place leur propre système de surveillance. Le Belize, l'Équateur ou la Guinée s'interconnectent à l'Internet via des câbles chinois. Ce schisme numérique est-il encore évitable ? Est-ce la fin d'un Internet global ouvert sur le monde ? Quid de l'Inde ? Saurons-nous la garder dans le bloc numérique occidental ? Mais surtout quid de l'Europe et de la France ?
Il est évidemment bien malvenu de faire un pronostic alors que les bombes pleuvent sur l'Ukraine. Mais il est important de rappeler que le monde numérique entre dans une phase plus isolationniste, où les valeurs et les droits humains seront de plus en plus malmenés. C'est aussi pour cela qu'il faudra être extrêmement prudent sur les décisions que nous prenons ici en Europe pour limiter la diffusion de contenu en ligne. Car ce qui nous différencie d'autres Internet c'est qu'il reste encore pour la majorité d'entre nous un espace de liberté. Une liberté fragile, mais pour laquelle nous devons aussi nous battre.