Ce matin, le philosophe de la Tech et pionnier du web Tariq Krim nous dresse un bilan de l'année en matière de réseaux sociaux.
Avec
- Tariq Krim Entrepreneur, fondateur de Netvibes, Jolicloud et de la plateforme de web éthique Polite. Ancien vice-président du Conseil du numérique, spécialiste des questions d'éthique et de vie privée sur Internet
2022 : les réseaux sociaux dans la tourmente, avec Tariq Krim
Twitter emporté par « le Joker » Elon Musk, Méta (ex-Facebook) qui licencie à tour de bras, TikTok sous le feu des critiques, les algorithmes qui nous dictent nos modes de vie... décidément, 2022 aura été l’année « de tous les dangers » pour les réseaux sociaux !
Ils n’ont jamais semblé aussi vulnérables, sans parler de leurs impacts sur la santé mentale et celles des démocraties qui n'ont jamais été autant décriés.
Pour comprendre de qui s’’est joué en 2022 et ce qui se prépare en 2023 Tariq Krim, pionner du web et ancien vice-président du Conseil national du numérique est avec nous ! Retour sur un des points de bascule de cette année 2022, la crise des réseaux sociaux à commencer par Twitter.
"Twitter est devenu le concentré de l'intelligence mondiale"
Twitter et ses 400 millions d'utilisateurs se trouvent toujours très loin des 3 milliards de Facebook ou des 2 milliards de Tic-Toc. Mais Twitter reste un outil indispensable dans nos vies comme le rappelle le philosophe du numérique : "Twitter, c'est à la fois un outil de diplomatie, de communication, qui a permis, pendant la crise du Covid, pendant les guerres, d'avoir accès à des spécialistes. Et souvent, même si on n'est pas officiellement abonné à Twitter, on peut voir les tweets de certains présidents ou d'autres personnalités influentes en ligne à la télévision qui nourrissent la hiérarchie de l'information. On parle de trending topics. Twitter est devenu le concentré de l'intelligence mondiale, du savoir et aussi des manipulations."
Mais Elon Musk défend une vision absolutiste de la liberté d'expression, mais selon les recherches de deux ONG, cela se traduit très clairement par une augmentation des insultes racistes qui ont bondi de 200 % depuis le rachat de Twitter par Elon Musk. L'antisémitisme a grimpé de 61 % ; l'homophobie de 56 % d'où un travail de modération essentiel qui ne semble plus autant au rendez-vous et qui favorise des torrents de haine. Le spécialiste rappelle que "depuis quelques mois, Elon Musk affirme un penchant un peu plus sombre, il déploie ce côté un peu troll qu'il n'affichait pas avant, en réhabilitant nombre de personnalité influentes sur Twitter".
En 2022, on a constaté plus que jamais le rôle déterminant de Twitter dans nombre de phénomènes d'actualité, notamment des soulèvements, des contestations en Iran comme en Chine : "C'est un rôle qui a toujours eu lieu. Il faut se rappeler qu'en 2009, quand il y a eu la première révolution iranienne, Twitter devait faire une mise à jour. Le département d'Etat, Hillary Clinton en personne a demandé à Twitter d'attendre un peu parce que cette révolution était en pleine action. Twitter a toujours été un outil politique. On le voit avec la guerre en Ukraine grâce à sa ses sources d'information. Twitter a toujours été très utile pour l'influence américaine".
L'Europe dépendante d'une tech américaine qu'elle avait pourtant elle-même inventée
Tariq Krim explique comment on peut imaginer la suite pour l'Europe et la France, berceau de l'esprit des Lumières, dans une situation où ce sont des puissances qui sont particulièrement en dépendance avec la politique américaine, et donc les plateformes américaines. Il revient sur ce paradoxe selon lequel l'Europe est aujourd'hui dépendante d'une technologie que les américains ont investi les premiers mais qui a pourtant été inventée en Finlande : "Ce qu'on oublie, c'est que le web a été intégralement inventé en Europe. Le Web a été inventé entre la France et la Suisse au CERN. Linux, qui est le système que tout le monde utilise, compris dans nos iPhones a été inventé en Finlande. On a le sentiment que toutes ces technologies ont été repris, packagés dans des produits qui nous sont aujourd'hui loués ou revendus en tant qu'Européens. On est dans une situation très bizarre : on a inventé ces technologies et on n'a jamais véritablement su en profiter.
Une forme de dépendance qu'on a construite, selon le philosophe, puisque en 1993 lorsque les Etats-Unis prétendent que l'Internet est le futur, en Europe, on mise sur le diesel propre : "On n'avait pas du tout la même focalisation sur la technologie. Puis, en terme de vision de société, la vision de la vie privée en Europe est totalement différente de celle des Etats-Unis. En Europe, les droits de l'homme font partie de nous, c'est inaltérable, alors qu'aux Etats-Unis, on peut la revendre, elle peut devenir une forme de monnaie courante. Depuis des années, la vie privée des Européens a été aspirée, mise dans des algorithmes d'intelligence artificielle et ensuite elle nous est réinjectés sous forme de publicité comportementale. C'est aussi la raison pour laquelle ce modèle, qui a fait la fortune de Google et de Facebook, est peu à peu mis à mal parce que les gens en ont un peu marre d'être dans cette pression permanente de flux conditionnés extérieurement. D'autant qu'avec le Covid et la crise énergétique actuelle, on s'est rendu compte qu'on n'avait pas les logiciels suffisants et équivalents en Europe. On se rend compte des manques avec une crise énergétique qui risque de se payer encore plus cher en Europe qu'aux Etats-Unis".
"Notre intelligence est comme réduite en location"
Un autre moment de bascule de cette année 2022, c'est que pour la première fois on se rendrait vraiment compte que ces outils ont été mis en hommage sans véritablement prendre conscience des risques d'addiction qu'ils pouvaient entrainer voire la dépossession de soi-même au profit d'une personnalisation artificielle qui nous donnerait l'impression inverse : "Tous les GAFAM utilisent des neuropsychologues, des techniques pour optimiser la tension, pour s'assurer que l'on ne sorte pas de notre téléphone. Notre intelligence devient une forme de location. On n'a pas véritablement le contrôle de sa vie, on ne possède plus rien là où avant, notre culture personnelle était traduite à travers des objets que l'on possédait quand aujourd'hui, on a des abonnements personnalisés par d'autres.
Mais d'une certaine manière, ces outils ont été détournés de leur usage de base. Le chercheur explique que à l'origine "l'ordinateur devait devenir un outil d'accès à plus de culture, à plus de connaissance. On parlait de village global, et progressivement, on s'est rendu compte que grâce notamment à l'intelligence artificielle, mais aussi à la possibilité de comprendre les comportements de chacun qu'on pouvait contrôler les gens. Et ce qui a changé c'est qu'aujourd'hui on change votre comportement pour que vous vous intéressiez à une publicité. On est en train de changer les gens. Mais le danger aussi c'est que quand on change des gens dans le cadre du commerce, on les change également en tant que citoyens. On l'a vu pendant la campagne américaine, mais aussi pendant le Brexit, ces outils ont changer l'imaginaire des utilisateurs via les clash artificiels et ce qui a profité au vote extrême".
Aujourd'hui, selon le chercheur, on ne mesure absolument pas quelles sont les conséquences de ce que l'on utilise. Ce qui est du domaine du privé ne l'est plus. Ce phénomène développe de plus en plus une relation de défiance entre ce que l'on est et son propre environnement numérique. Et de plus en plus d'utilisateurs, du fait des enjeux sur la santé mentale et sociale que ces GAFAM induisent quotidiennement, désirent voire se recréer des relations de confiance assez strictes. Mais, malheureusement le philosophe considère que, pour l'instant, la plupart des grands acteurs ne souhaitent pas aller sur ce terrain parce que le modèle économique associé ne irait contre leur intérêts : " Le business model de l'addiction et le business model de la manipulation est tellement important aujourd'hui que changer cela veut dire imaginer autre chose, et imaginer autre chose c'est peut-être un monde dans lequel Google, Facebook et toutes les entreprises auront beaucoup moins de pouvoir, où on passera plus de temps à lire, à faire d'autres choses, à passer du temps avec ses amis. Et c'est un problème puisqu'aujourd'hui la bourse est directement corrélée à la capacité de ses entreprises à gagner de l'argent sur ce phénomène de numérisation ".
La santé mentale : un levier de remise en question des usages numériques
Elle fait de plus en plus partie des leviers d'action et d'encadrement au niveau politique et sociétal, notamment quand on mesure l'impact des réseaux sociaux sur le sommeil : "Ces outils continuent à monétiser les utilisateurs même pendant leur sommeil puisque dès que vous vous levez, la première chose que vous faites c'est de prendre votre téléphone et en fonction de ce que vous voyez sur votre écran, vous allez être heureux ou pas, déprimé ou pas. Il y a un véritable risque et les parents surtout sont inquiets pour leurs enfants. Il y a véritablement des choses qui n'ont pas été pensées parce que très souvent, le problème, c'est que les développeurs de ces applications imaginent ces applications pour leurs propres besoins et oublient qu'il y a plein de cas extrêmes auxquels ils n'ont pas réfléchis aux enjeux sur la santé et l'évolution de ces outils sur l'individualité. On laisse les enfants seul face à ces outils sans véritable protection et sans véritable alternative. Les social media, c'est un peu le sucre de l'Internet parce qu'il faut comprendre que, désormais, l'addiction à des applications est autorisée chez les jeunes enfants alors que leur cerveau est en pleine phase de maturation. Ce qui les rend totalement incapables de penser à autre chose. Sans compter que maintenant on est sur des temps très courts, on n'arrive plus à réfléchir sur le long terme".