Dans cette longue interview pour le Grand Théma CIO/LMI, je fais le point sur les enjeux géopolitiques du numérique, la souveraineté numérique en 2024, et le futur de la Tech Française.
Je présente également mon nouveau think tank et aborde de nombreux autres sujets important pour les cinq prochaines années.
version vidéo
Version audio de l'interview
Transcription
J’en ai profité pour faire transcrire cette interview parce que j’y développe des idées nouvelles que vous retrouverez dans mes prochaines conférences et tribunes.
Olivier Coredo: Bonjour et bienvenue à ce Grand Théma CIO/LMI, dédié au monde hybride dans lequel nous vivons, où nous nous intéressons à la dimension géopolitique du numérique, la géopolitique du cloud, et la géopolitique de l'IA. Pour en parler, j'ai le plaisir d'accueillir Tariq Krim sur le plateau. Bonjour Tariq.
Tariq Krim: Bonjour
Vous êtes reconnu dans le monde de l'entrepreneuriat web, notamment en tant que créateur de NetVibes en 2005 et de JoliCloud en 2008. Vous avez également été vice-président du Conseil national du numérique en 2013. La question que j'ai envie de vous poser aujourd'hui, Tariq, c'est : que devenez-vous ?
Beaucoup de choses, en fait. J'ai eu une période assez intense et contrastée, étant donné que nous faisions partie d'une génération de startups, notamment avec Dailymotion, un peu en avance sur ce qui est devenu la French Tech. J'ai toujours cru que la France avait les compétences et les ingénieurs pour développer des produits à vocation mondiale. C'est ce que nous avons fait avec NetVibes et JoliCloud, en collaboration avec les fondateurs de Skype, avec des équipes formidables. En revanche, nous avons reçu peu de soutien interne, peut-être parce qu'on n'y croyait pas assez.
Au Conseil national du numérique, j'ai œuvré pour que la génération suivante ait les avantages que nous n'avions pas, comme une meilleure fiscalité des stock-options, le startup visa, et tout un écosystème favorable. Ma vision de la technologie a beaucoup évolué, notamment après les attentats de Paris. J'ai commencé à voir non plus le meilleur, mais le pire que la technologie pouvait offrir, ce qui m'a fait réfléchir.
Par ailleurs, le marché des interfaces pour les utilisateurs s'est trouvé bloqué par Apple et Google. Nous vivons maintenant dans un monde d'iPhones et de services cloud, et les produits sont développés pour ces écosystèmes. Pour l'instant, je suis en pause, mais je m'intéresse à nouveau à ces sujets, car l'IA est en train de rendre les interfaces mobiles obsolètes.
J'ai récemment créé un think tank, et depuis quelques années, je discute avec le monde militaire et d'autres acteurs, explorant ce que j'appelle le numérique de l'incertitude.
Est-ce que cela signifie que vous vous attaquez aux côtés sombres du numérique ?
En quelque sorte. Il y a eu un basculement il y a quelques années, passant d'un numérique où tout semblait positif à un numérique où tout est devenu complexe, entre la cybersécurité, l'extraterritorialité, et les problèmes de données.
Le monde a changé brutalement, du numérique triomphant au numérique de l'incertitude. Les États eux-mêmes ne savent plus sur quel pied danser, notamment avec la pandémie, l'administration Trump, la guerre technologique avec la Chine, et la guerre en Ukraine. L'internet, autrefois global, se fragmente désormais en trois parties: les démocraties, les autocraties, et les non-alignés. Cela rend les opérations mondiales plus complexes, avec des blocages techniques et juridiques.
Les autoroutes de l'information et la vision libertaire du maillage sont terminées. Ce n'est plus le cas. Désormais, les réseaux sont considérés comme une infrastructure à potentiel militaire, brouillant les lignes entre applications civiles et militaires. Les mêmes outils sont utilisés dans les deux domaines, créant des enjeux complexes pour les entreprises et les États.
Comment les entreprises naviguent-elles dans ce monde changeant ?
Le monde est passé d'un numérique triomphant à un numérique de l'incertitude. Cela affecte non seulement les entreprises, mais aussi les États, qui doivent faire face à des menaces variées, des cyberattaques aux manipulations narratives, en plus de la fragmentation de l'internet.
Est-ce que le modèle de souveraineté est viable ?
La souveraineté numérique est complexe. Elle doit prendre en compte la résilience, permettant aux espaces numériques de résister aux conflits. Il est également crucial de naviguer les lois européennes tout en protégeant les données sensibles et en développant des alternatives technologiques viables.
Pouvez-vous expliquer la souveraineté numérique dans le contexte européen ?
Il y a un besoin d'équilibrer la résilience avec la souveraineté. Beaucoup de petits pays européens préfèrent s'allier aux grandes plateformes américaines pour la protection, comme l'ont fait les services cloud du gouvernement ukrainien. Cela pose des questions sur la souveraineté européenne, sa capacité à résister à des prix exorbitants ou à dépendre d'acteurs étrangers.
Comment l'Europe peut-elle garantir sa souveraineté ?
La résilience est cruciale, permettant à la France et à l'Europe de résister aux conflits. Cependant, sans consensus européen, beaucoup de pays préfèrent l'alliance américaine. La souveraineté repose aussi sur la maîtrise des technologies et des données sensibles, en développant des alternatives européennes.
Quelles sont les conséquences pour les entreprises ?
Le marché numérique est devenu complexe et incertain, exigeant des entreprises qu'elles naviguent la fragmentation de l'internet, les cyberattaques, et les manipulations cognitives. La souveraineté industrielle, en créant des alternatives locales et en soutenant les talents européens, est essentielle pour leur viabilité.
Qu'en est-il de la souveraineté industrielle ?
La souveraineté industrielle est également importante, notamment face à la standardisation imposée par les grands fournisseurs du cloud et les hyperscalers. On constate un repli sur soi, favorisant des approches régionales et une souveraineté industrielle et numérique.
Quelle est votre définition de la souveraineté ?
La souveraineté, c'est l'idée que l'Europe puisse exister dans le monde numérique à égalité avec les États-Unis, en s'appuyant sur les cerveaux et les standards techniques développés ici. Mais nous avons fait une erreur tactique en ne considérant pas la technologie numérique comme un moteur économique crucial, à la différence des États-Unis.
Comment l'Europe peut-elle réagir face à ce retard ?
L'Europe doit investir dans ses cerveaux, ses standards et ses infrastructures pour développer un écosystème numérique résilient. Il est nécessaire de créer un environnement favorable aux ingénieurs, permettant de réaffecter les talents au fur et à mesure des besoins.
La souveraineté, c'est donc revenir aux fondamentaux ?
Exactement. Cela implique de repenser notre approche industrielle et numérique, de développer des PME technologiques viables, et d'éviter de trop compter sur les géants américains. Il faut aussi soutenir un écosystème de PME technologiques de taille moyenne, en leur fournissant des contrats et un environnement stable pour embaucher des talents locaux.
Comment voyez-vous l'avenir de la French Tech ?
Je crois que le modèle de la French Tech est limité. Nous avons besoin d'un environnement plus varié, capable de soutenir des PME et des entreprises plus modestes avec des visions et des projets de transmission clairs.
Comment voyez-vous la relation entre l'IA et la souveraineté européenne ?
L'IA est semblable au cloud, reposant sur des logiciels tournant dans des centres de données. Mais l'énergie et les coûts associés posent un défi en Europe. Nous devons revoir notre stratégie énergétique pour rendre l'Europe un terrain fertile pour l'IA.
Quel rôle joue la culture dans l'IA ?
L'IA générative est alimentée par la culture. L'Europe possède une richesse culturelle qui peut soutenir le développement d'une IA locale, en sécurisant nos assets et en créant des corpus pour former des modèles.
Comment les entreprises peuvent-elles se transformer numériquement ?
Il est crucial de se rendre compte que la technologie change la géopolitique, et vice versa. La transformation numérique ne se limite pas à copier les GAFAM, mais à développer une approche adaptée aux besoins locaux et aux talents disponibles.
La transformation numérique ne se limite pas à copier les GAFAM, mais à développer une approche adaptée aux besoins locaux et aux talents disponibles.
Les entreprises ne doivent pas seulement adopter des technologies populaires, mais créer des solutions spécifiques pour leurs besoins. Des exemples tels que le chat Slack montrent comment les outils numériques peuvent parfois devenir une bureaucratie supplémentaire, plutôt qu'une solution.
Il est important pour les entreprises de ne pas se laisser emporter par les idées reçues ou les pressions marketing, mais de se concentrer sur des solutions qui servent réellement leurs besoins et leur environnement.
La fragmentation de l'internet et l'omniprésence de la géopolitique exigent que les entreprises aient des plans B pour résister aux menaces variées, de la cybersécurité aux manipulations narratives.
L'Europe doit se concentrer sur la création d'un environnement favorable pour les talents locaux, offrant des positions et des carrières solides pour les ingénieurs et développeurs, tout en sécurisant les données et infrastructures.
Il est également essentiel de soutenir la diversité des équipes, intégrant à la fois des jeunes talents et des professionnels expérimentés, pour créer des solutions solides et bien ancrées.
Le numérique doit retourner à ses fondamentaux, où l'expertise, l'expérience et l'instinct sont reconnus et valorisés, loin des abstractions et des solutions toutes faites.
Merci, Tariq, pour ce retour à la réalité numérique et aux fondamentaux essentiels. Vous pouvez suivre Tariq sur cybernetica.fr, son nouveau projet, ainsi que sur les réseaux sociaux.